Film-documentaire d’Alain Resnais – 1955, 32 mn.
Analyse d’Antoine Lerondeau. SIDIC, 2014.
Nuit et Brouillard est un film sur la déportation et la vie concentrationnaire et non sur l’extermination des juifs d’Europe mais l’étude des conditions de conception et de montage de ce film nous permettront de comprendre le contexte français de l’après-guerre et l’ambiguïté face à la Shoah (mot pas encore utilisé à cette époque).
En 1955, le Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, commande au cinéaste Alain Resnais la réalisation d’un documentaire sur le système concentrationnaire nazi.
C’est Henri Michel, secrétaire général du Comité qui lance ce projet destiné à commémorer le dixième anniversaire de la libération des camps de concentration par les alliés en 1945. Il sera le conseiller historique de l’équipe cinématographique avec une autre historienne du Comité, Olga Wormser-Migot en charge de la gestion de toutes les archives de ce Comité.
Grâce à elle, Alain Resnais va avoir accès à deux ensembles de documents :
- Des photos en noir et blanc prises par les SS eux-mêmes dans les camps ;
- Des séquences filmées en noir et blanc par les cinéastes des armées alliées lorsqu’a lieu la libération des camps et leur « nettoyage ».
Alain Resnais ajoutera des séquences en couleur, filmées par lui à Auschwitz, et qui seront insérées principalement au début et à la fin du film.
Disons d’abord quelques mots des personnalités qui ont contribué à la réalisation de Nuit et Brouillard.
Henri Michel, que nous avons évoqué en premier lieu, est donc à l’origine du projet. Il en est le commanditaire. Né en 1907, il est reçu à l’Agrégation d’Histoire et Géographie en 1932. Il a 25 ans. Pendant la guerre, il entre dans la Résistance en Provence. En 1948, il devient directeur de recherches au CNRS et secrétaire général de la Commission d’Histoire de l’occupation et de la libération de la France qui fusionne en 1951 avec le Comité d’histoire de la guerre (créé en 1948) pour donner naissance au Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, organisme interministériel rattaché à la Présidence du Conseil. En 1947, il crée le Comité international d’histoire de la Seconde guerre mondiale, rassemblant 37 pays.
Alain Resnais est né en 1922, et il est mort en mars de cette année. Issu d’une famille cultivée. Pour ses 12 ans, son père lui offre une caméra super 8 avec laquelle il fera ses premiers essais de tournage et même un « Fantomas ». Quelques années plus tard, fasciné par le travail des comédiens, il décide de s’inscrire au cours Simon. Mais il revient vers le cinéma et finalement intègre en 1943 l’Idhec, dans la section montage, ce qui ne sera pas sans conséquence pour sa production cinématographique. Il produit des documentaires (VanGogh, Guernica), puis en 1954, Les statues meurent aussi, sur le colonialisme, qui lui vaudra le Prix Jean Vigo. C’est pour lui la première occasion de travailler avec Chris Marker. L’année suivante, Henri Michel lui commande donc le documentaire Nuit et Brouillard pour lequel il recevra une nouvelle fois le Prix Jean Vigo. Alain Resnais fait un montage muet des photos et des séquences d’archives auxquelles s’ajoutent les images tournées en couleur à Auschwitz. Il présente ce montage muet au poète et essayiste Jean Cayrol pour lui demander d’en écrire le commentaire. Ce choix n’est pas dû au hasard comme nous allons le voir.
Jean Cayrol est né à Bordeaux en 1911 et meurt en 2005 dans sa ville natale. Il fait des études de Droit et de Lettres. Brillant, dès 16 ans il fonde une revue littéraire. Durant la guerre, il entre dans la Résistance au réseau de la Confrérie Notre-Dame du colonel Rémy. Dénoncé, Jean Cayrol est arrêté en 1942 et déporté comme N.N. (Nacht und Nebel) au camp de Mathausen-Gusen (camp Gusen I). Je vais expliquer dans un instant la signification de Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) dont N.N. sont les initiales.
Sylvie Lindeperg, écrit dans Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire : « Alain Resnais présente donc à Jean Cayrol le montage muet des images d’archives sur la déportation et les camps qu’il vient de réaliser. Il me semble, raconte A. Resnais, qu’il est resté très silencieux à la fin. Je crois qu’il n’a pas voulu le revoir une seconde fois. Rentré chez lui, Jean Cayrol déclare : « Quand j’épinglai devant mes fenêtres, des images insoutenables qui soudain me replongeaient dans le concentrationnat, je devins cinglé. » Il ne retourne pas dans la salle de montage et écrit dans la douleur un beau texte sur la déportation, mais qui n’est nullement synchrone avec les images et nécessite un considérable travail d’adaptation. Alain Resnais s’adresse alors à Chris Marker avec qui il avait travaillé précédemment. Chris Marker adapte le texte de Cayrol au montage du film. Cayrol est stimulé par ce texte et trouve alors le courage de réécrire le texte de Chris Marker dans la salle de montage. Le commentaire a la structure propre aux écrits de Chris Marker, mais ce sont bien les mots et les pensées de Cayrol. A. Resnais dira qu’il lui était impossible de dire ce qui venait de l’un et de l’autre. »
Chris Marker, de son vrai nom Christian Hippolyte François Georges Bouche-Villeneuve, est né à Neuilly en 1921. Il entre en 1930 au Lycée Pasteur de Neuilly, où il crée le journal étudiant. Il est licencié en philosophie en 1941, et suit son père à Vichy où il crée La Revue française sous le pseudo de Marc Dormier. Puis il passe en Suisse et entre dans la Résistance. En 1945, peu avant la Libération, il s’engage dans l’armée américaine. Toute une mythologie se bâtit autour de Chris Marker. Dans Immemory, la vie de Chris Marker par Chris Marker, il rétablit la vérité. Au générique de Nuit et Brouillard il est crédité en tant qu’assistant réalisateur. Nous avons vu qu’il a fait beaucoup plus que cela : il a débloqué le projet. Le récitant de ce beau texte sera Michel Bouquet.
Michel Bouquet est né en 1925 à Paris dans un milieu modeste. A l’âge de 7 ans, il est envoyé en pension avec ses frères, situation qu’il supportera difficilement. Pendant la guerre, son père étant prisonnier, il fait plusieurs métiers : apprenti pâtissier, mécanicien dentiste, manutentionnaire, employé de banque afin d’apporter un peu d’argent à la maison. En 1943, il se rend chez Maurice Escande qui devient son professeur. Il entre au Conservatoire d’Art dramatique de Paris en compagnie de Gérard Philippe. Compagnon de la première heure de Jean Anouilh et André Barsacq au théâtre de l’Atelier, puis de Jean Vilar au TNP et au Festival d’Avignon, il débute sur les planches en 1944 dans La première étape, puis tient le premier rôle dans Roméo et Jeannette de Jean Anouilh. En 1977, il devient professeur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique.
C’est à lui qu’Alain Resnais demandera en 1955 de dire le commentaire en voix off de Nuit et Brouillard. Par respect pour les victimes, Michel Bouquet refuse que son nom figure au générique. Après la musique de la voix, il faut parler de la musique instrumentale qui accompagne le film. Le compositeur sera Hanns Eisler.
Hanns Eisler est né en 1898 à Leipzig. Son père est un philosophe de renom. Hanns débute la musique en autodidacte avant de devenir élève de Schoenberg à Vienne. En 1924, ses études terminées, il part pour Berlin, où il fait la connaissance de Brecht et Piscator. Profondément marqué par la pensée de Marx, ses convictions communistes l’éloigneront de Schoenberg, mais son écriture sera toujours empreinte du dodécaphonisme. Devant la menace nazie, il s’exile aux-Etats Unis où il collabore avec Charlie Chaplin et signe les musiques pour les films de Fritz Lang, Joseph Losey et Jean Renoir. Victime de la chasse aux sorcières menée par Nixon, il rejoint Brecht en RDA, Etat dont il composera l’hymne national. Il est l’auteur d’ une centaine d’œuvres, des lieder, de la musique de chambre, de scène et de cinéma et des chansons sur des textes de Brecht. Compositeur, Hanns Eisler est aussi un penseur de la musique contemporaine et de son rapport avec la société.
Il est aux Etats-Unis lorsque la demande d’une composition musicale pour Nuit et Brouillard lui parvient. Il accepte immédiatement. C’est Georges Delerue qui conduira l’orchestre lors de l’enregistrement.
Nuit et Brouillard, le film
Le titre étrange de Nuit et Brouillard est la traduction de l’expression allemande Nacht und Nebel, en abrégé N.N., deux lettres qui seront peintes dans le dos des déportés appartenant à cette catégorie de détenus.
Nuit et Brouillard est, à l’origine, le nom d’un décret composé de deux ordonnances des 7 et 12 décembre 1941 pour sanctionner les attentats commis contre l’armée d’occupation, l’espionnage, les sabotages, etc. et en cas de détention d’armes. « Ces actes ne seront à juger dans les territoires occupés que s’il est probable que des peines de mort soient prononcées… et que si les poursuites et l’exécution des condamnations à mort peuvent être menées avec le maximum de diligence (8 jours). »
Si ces conditions ne peuvent pas être remplies, l’intéressé est secrètement déporté en Allemagne pour y être soit interné en attendant les poursuites judiciaires, soit emprisonné dans un camp de concentration sous le sigle NN où il est condamné à mourir d’épuisement par le travail et les mauvais traitements. Le camp des NN est ouvert en mai 1941, à Natzweiler (lieu-dit le Struthof à 50 km de Strasbourg.) Les premiers convois de prisonniers NN arrivent à Natzweiler en juillet 1943. Les historiens estiment à 22 000 le nombre total des victimes dans ce camp. Le 30 juilllet 1944, dans le sillage de la débâcle allemande, et pour ne laisser aucune trace de ce processus d’extermination, la procédure Nuit et Brouillard disparaît.
Le sigle NN viendrait de l’opéra de Richard Wagner, L’or du Rhin, dans lequel lorsqu’un personnage sur la scène lance une malédiction à l’autre : Nacht und Nebell gleich ! (Nuit et Brouillard tout de suite !) la forme humaine du personnage maudit disparaît dans une colonne de fumée. Le sens de NN est aussi donné comme équivalent de Non Nemo (personne) ou Norge und Nederland (deux pays où furent en premier appliqués les décrets.
Il faut replacer le film dans le contexte de son époque. Dans les années qui suivent la Libération, la classe politique française s’efforce de gommer le souvenir de la défaite et des ravages de la collaboration : tous les Français étaient résistants. Le général de Gaulle veut entraîner le peuple français dans un grand mouvement de réconciliation et de solidarité nationales.
On ne niera pas la politique de déportation et l’existence des camps de concentration, mais on refusera d’y voir une stratégie pour exterminer d’abord les juifs, et ce massivement. C’est pourquoi le mot « juif » n’est prononcé qu’une seule fois dans le film. D’autre part, l’évaluation du nombre des victimes mortes dans les camps est évoquée par le chiffre de 9 millions, qui dépasse volontairement le nombre des victimes juives (près de 6 millions).
Lorsque le film passe en commission de censure, l’image d’un gendarme vu de dos et à contre jour, surveillant du haut de son mirador les détenus du camp de Pithiviers, l’image est rejetée par les membres de la commission qui en demandent la suppression. Le profil du gendarme est retouché pour ne plus être identifié comme celui d’un fonctionnaire français.
Lorsque l’année suivante, Alain Resnais propose de présenter son film au festival de Cannes, les autorités allemandes demandent le retrait du film de la sélection officielle. Le film sera malgré tout présenté, mais hors concours. Cela ne l’empêchera pas d’obtenir le Prix Jean Vigo.